Wreck :: 1993 :: acheter ce disque

Le mieux est finalement de répondre par l’exemple. Et quel album s’y prête mieux que le premier manifeste du Boot Camp Click, le Enta da Stage de Black Moon ? Tout l’album, son contenu, son impact, son histoire, sont empreints de classicisme. Tout était allé très vite. Issus de Brooklyn et signés en 91 sur Nervous Records, Buckshot, 5 Ft. Excellerator et Evil Dee avaient sorti un an après un premier single au succès fulgurant, "Who got the Props", rapidement écoulé à 250 000 exemplaires. Encouragés par cet accueil enthousiaste, le groupe s'était tout de même accordé de nombreux mois avant de sortir son premier LP, produit par les Beatminerz (Evil Dee et son frère Mr. Walt) et sous le contrôle de leur propre équipe de management (Duck Down, soient Buckshot et Big Dru Ha).

Les critiques dithyrambiques de KRS One, tout heureux de se découvrir des pairs, ne trompaient pas. Black Moon ("Brothers Lyrically Acting Combining Kickin' Music Out On Nations", tout un programme) revenait avec Enta da Stage à la concision et au dépouillement de BDP en particulier, à l’âpre son new-yorkais et à la old school en général. Mais avec les moyens supérieurs et la production de l’époque, qui leur permirent de signer une œuvre à la fois intemporelle et éminemment représentative des années fastes 1993-94.

Rarement emceeing et production n’ont été aussi complémentaires et alignés que sur cet album. Aux paroles directes, agressives, menaçantes et justes des deux MC’s, et principalement de Buckshot, aux choeurs guerriers (assurés notamment par Smif’n Wessun), parfois renforcés d'accents ragga ("Black Smif'n Wessun", "U Da Man") répond la sombre production des Beatminerz, aussi minimale que complexe. Evil Dee et son comparse de frère soutiennent les lyrics à grand renfort de samples jazz malmenés, étouffés et superposés, relevés par quelques gimmicks (un saxophone, presque toujours ; des cordes, parfois) et des basses à éclater les murs (ah, celles de "Niguz Talk Shit" !).

Dépouillé et sans fioritures, la production limite tout détail superflu, jusqu’au scratch rituel, ramené au strict minimum. Seul le début de "Son Get Wrec" et "How Many MC’s" lui accordent un espace significatif. Les Beatminerz ne retiennent que l’essentiel, l’ossature, le fondement comme sur "Shit iz Real" où une longue boucle de saxophone ouvre la voie à un bref intermède synthétique, sur fond de percussions squelettiques, rachitiques. En fin de course, les producteurs aboutissent à des merveilles de concision : écouter "Make Munne" et agoniser, se délecter de "Slave" et mourir. Un travail musical définitif à pleinement apprécier au casque.

Le premier album de Black Moon est l'aboutissement du rap new-yorkais. L'accomplissement d’un son, d’un style. Il se pourrait bien que ce soit là la définition la plus pertinente d’un classique, aussi nébuleuse soit-elle. Et encore, l’exemple n’était pas si bon, car l’album va plus loin encore. Il est l’aboutissement même du rap lui-même, après qu’il se soit émancipé de ses influences originelles et au moment même où il s'éclatait en cinquante chapelles distinctes et inconciliables. Au-dessus du classique, il y a l’accomplissement de tout un genre. Au-dessus du classique, il y a Enta da Stage.