Propos recueillis par Blougou et dEtEcT, avril 2001
Traduction par codotusylv, mai 2001

Que penses-tu de toute la polémique autour d'Anticon, et de ses détracteurs ?

Ca me posait problème autrefois. Mais plus je suis devenu sûr de moi, en tant qu'artiste et dans ma façon de m'exprimer, plus j'ai avancé dans ma démarche, moins j'ai prêté attention aux "qu'en dira-t-on". Ca ne me fait donc plus rien. En fait, je me sens bien vis-à-vis de ça maintenant. Chaque fois que je lis une critique, ça m'est égal si le type n'a pas accroché. C'est juste que parfois, tu as quelqu'un de très blessant et tu te dis… arrrg. Ca ne devrait pas te toucher, mais ça te fait quand même quelque chose.

C'était particulièrement le cas il y a un an.

Parce que personne ne nous connaissait à l'époque. Tout le monde disait "ils sont comme ci, ils sont comme ça, je ne sais pas trop mais j'aime pas". A présent que les gens ont écouté notre musique, avec tous les disques qu'on a sorti, il y a au moins un morceau qu'ils aiment bien. Alors maintenant ils disent, "oui, ils ont quelques bons trucs, mais la plupart de leurs morceaux sont quand même bizarres". Ca s'est bien calmé. Et toute cette histoire entre Sole et El-P est belle et bien finie. On essaie de se faire des amis.

Anticon a une forte identité. Comment te positionnes-tu par rapport à elle ?

J'ai tenté de me mettre aux affaires, et maintenant je fais de l'art. C'est pour ça que j'ai fait cLOUDDEAD. A présent, je fais de la musique à plein temps. C'est ce que j'ai toujours voulu en fait.

Que réponds-tu à ceux qui trouvent tes expérimentations puériles ?

Ce que j'essaie de faire avec ma musique est sérieux, et pour que ça marche, pour que les gens me prennent vraiment au sérieux, j'ai besoin qu'ils sachent que je peux jouer de ce sérieux. C'est important d'être enfantin et de rire de soi. Quand tu écoutes des gangsta rappeurs, tu sais qu'ils ne sont pas toujours comme ça, qu'il leur arrive d’embrasser leurs mères.

Et il y a cette question qu'on te pose sans arrêt : penses-tu qu'Anticon soit du hip hop ?

On fait partie du hip hop. Selon un certain malentendu nous ferions du hip hop mais nous viendrions de l'extérieur, nous viendrions des banlieues, mais les gens disent ça sans le vérifier. On a grandi avec le hip hop, on est complètement influencés par lui. C'est la première musique qui nous a fait vibrer, qui nous a incité à faire autre chose que de se battre et d'aller à l'école. Mais une fois ça posé, nous sommes très ouverts envers ce que nous écoutons et ce que nous faisons entrer dans notre musique. J'y laisserais entrer n'importe quoi, que ce soit un célèbre poète mort, de l'indie rock ou de l'electronica. Quiconque s'interdit d'utiliser ce qui l'entoure est un homme mort.

Tu es aussi très proche de Mush. De qui te sens-tu le plus proche ?

Le fait est qu'Anticon n'est pas en mesure de payer pour tout le monde dès maintenant. Alors on se vend aussi aux plus offrants. Enfin, ça n'est pas non plus qu'une histoire de gros sous avec Mush. Robert Curcio, le type qui s'en occupe, est vraiment un très bon ami. Il m'a appris des années-lumières en matière de business, sur l'attitude à adopter, sur la façon de répondre à des interviews. Anticon, c'est mon posse/label, mais je fais des disques pour tous, que ce soit Big Dada, Mush, etc... Je signe pour des produits. Ca marche comme ça jusqu'ici. Robert voulait de la musique urbaine expérimentale… J'aurais voulu lui proposer un bon nombre d'artistes dans le genre, mais manque de chance, les seuls types d'un bon calibre et productifs dans le genre, tout du moins beaucoup d'entre eux, sont sur Anticon. Sinon il y a Aesop Rock, Labtek, Radioinactive et d'autres types que j'adore et qui ont besoin d'argent et d'exposition. Et Robert est un grand business man.

A présent qu'Aesop Rock est sur Def Jux, vas-tu toujours collaborer avec lui ?

C'est un type bien, et quand je l'ai mis en contact avec Mush, c'était pour le voir débarquer ailleurs. Mais oui, on fera quelques trucs ensemble la prochaine fois que je passerai à New-York.

Quand on jette une oreille à tes différentes sorties, on s'aperçoit que tu as posé sur des beats conventionnels et d'autres beaucoup moins. Comment les choisis-tu, et sur quoi poseras-tu la prochaine fois ?

Aujourd'hui, quand j'écoute du rap à base de percussions et d'une ligne de basse, je n'éprouve plus rien. Que veux-tu que je fasse de ça ? Une reprise ? J'ai fait pas mal de titres rap, et des fois j'entends un beat très simple qui m'inspire, par exemple, quelque chose que je chanterais avec juste une guitare, si ce que je veux faire est un poème. En fait, tout est question d'éclectisme et de bonnes sensations. Je ne veux pas de musique que je ne sens qu'à moitié, je veux être complètement inspiré par la musique.

Ca veut dire qu'on peut encore t'entendre sur une production de DJ Mayo ou de Moodswing 9 ?

Oui, complètement. Et Controller 7. Lui et moi travaillons en ce moment sur un titre au rythme déstructuré. Un truc à 180 bpms, c'est du rap sale et rapide. Il y a de ça, et ce n'est pas très musical. Mais je le fais parce que c'est différent. Et ce truc avec cLOUDDEAD, c'est de la musique vraiment superbe, très mélodique.

Et Circle était tout sauf mélodique.

Oui, tout à fait. Avec Boom Bip, on voulait un truc éclectique avec un titre heavy metal et un autre avec un harmonica… Un peu de tout.

Tu as été très actif ces derniers temps. Tes sorties vont-elles se ralentir ?

On a appris, tout particulièrement avec cLOUDDEAD et avec le nouveau Them. On a fait tous ces disques sans savoir ce qui viendrait après, on n'a pas cessé de changer. Tout le monde était là : "je veux me mettre à faire ça, je veux faire un truc polyrythmique, je veux rapper, je ne veux pas rapper". Mais maintenant, je veux prendre mon temps en matière de musique. J'ai rencontré des types qui passent une année sur trois morceaux, et ils y ont de bonnes raisons pour ça. Même si parfois tu ne fais qu'une seule prise et c'est génial, c'est comme ça doit être et c'est comme ça que ça sonne le mieux. Le tout c'est de contrôler la qualité. Mais bon, je pense effectivement que je vais me ralentir, mais améliorer la qualité.

Qu'en est-il de ce nouveau Them ?

Ca s'appelle Themselves, et on a un EP de prêt, qui est moitié Themselves, moitié Subtle, un groupe dans lequel Jel joue live, avec un clavier, un violoncelle électrique, un batteur, un cor, et où j'en fais encore plus en matière de percussion et de chant. C'est expérimental mais c'est très bon. Et ce nouveau Themselves est un truc très complexe, très live, et très naturel quelque part.

De quel projet es-tu le plus fier ?

Tu préfères toujours ce que tu viens de faire, puisque c'est ce qu'il y a de plus frais. C'est donc clairement le nouveau Themselves, et cLOUDDEAD. Ca va être très marquant, vraiment génial. J'en suis encore tout chose.

Tu as rencontré Sole par le biais du projet Deep Puddle Dynamics. Comment vous êtes-vous connus, et comment t'a-t-il convaincu de prendre part au projet ?

J'étais sur une mixtape de DJ Faust appelée Third World Citizens, je l'ai eu genre six mois après et j'ai découvert "Third Person" de Live Poet. Je mangeais des frites en attendant un cours quand j'ai commencé à entendre ce "Third Person", et ma putain de mâchoire en est tombée. J'étais là : "Oh grand dieu, il y a un autre Dose, il y a quelqu'un d'autre comme moi". La même semaine j'ai mis la main sur le CD d'Atmosphere et le week-end d'après, Dibbs était à un show avec Live Poet, à Memphis. Et j'étais là "tu dois lui donner Hemispheres". Et c'est tout, on est devenu amis dès l'instant. Et la même année, on a pensé à Deep Puddle. C'était un coup de foudre.

Comment construis-tu tes paroles ? Tu t'adaptes aux beats ou est-ce l'inverse ?

Un peu des deux. Des fois, j'écris un truc pour aller avec le beat, et des fois, j'écris un poème et j'essaie de lui trouver un beat. Et des fois, j'écris des poèmes qui ne feront jamais des chansons. J'en ferai un livre un de ces quatre. En ce moment, je sélectionne. Certains seront des chansons, d'autres resteront sur le papier.

L'album Hemispheres va bientôt ressortir. Ce sera le même ou y aura-t-il des inédits ?

En effet, j'y ai ajouté des titres. Il y a ma chanson préférée de cette époque, dont je voulais faire un single mais qui n'est jamais sortie.

Tu connais des artistes français ?

TTC, baby !

Mais dis-moi, tu ne les connaissais pas avant de venir ici ?

En fait, un finlandais m'avait apporté une cassette, et l'avait remportée sans que je sache de qui elle était. La seule raison pour laquelle j'ai reconnu TTC, c'est le style très spécial de Teki. Alors quand j'ai entendu le nouveau single, le Léguman (NDLR qu'il prononce "Laggo Man"), je l'ai reconnu. Mais je ne connais rien d'autre à la musique française. TTC c'est toute ma culture française.

Des gens en France comparent Tekila à ton style.

C'est très bien. Mais ce qu'il reste à développer c'est le style et la façon de faire des polyrythmes et de rapper rapidement, ou de rapper doucement en reposant sur le beat de façon très impliquée. Malheureusement, je ne comprends pas les paroles parce que c'est en français, je ne peux parler que du truc en général.

Pourquoi tes paroles ne sont-elles pas sur les pochettes ?

Oui, ça ne se reproduira plus. C'était juste une question de budget. Mais à partir de maintenant, on mettra systématiquement les paroles parce que c'est important, et comme nos phrasés sont de plus en plus stylés, ça gêne l'intelligibilité des paroles.

Des fois, indépendamment du nombre d'écoutes, on se demande vraiment ce que tu veux dire.

Je sais. Ca vaut pour tout. Quand je lis des poètes très intenses en anglais, tu ne peux que rester admiratif devant leur façon de jouer avec les mots. Des fois tu peux te dire que c'est de la merde, mais des fois, tu peux leur donner du crédit. Par exemple, il y a des trucs de De La Soul, ou de Freestyle Fellowship, que j'écoute encore, et c'est seulement maintenant que je comprends ce qu'ils veulent dire.

Et quand tu écoutes du hip hop, à quoi prêtes-tu le plus d'attention, aux beats ou aux paroles ?

Les deux aujourd'hui. Avant, c'était systématiquement les paroles. Je n'aimais un groupe qu'à cause de ses bonnes paroles.

Qui te plaît le plus aujourd'hui, en terme de paroles ?

Why? C'est le meilleur. Son nouveau disque est sidérant. Mais sinon, j'aime beaucoup tous mes potes à Anticon, je pense qu'ils bossent vraiment durent. Les gens qui me plaisent le plus sont les gens qui bossent dur, mais j'aime aussi Sonic Sum, j'aime vraiment Radioinactive, j'adore Circus, Awol, Busdriver, Project Blowed…

Et que signifie donc le fameux "It's Them" (NDLR : sur Them) ?

Je m'attendais à ce qu'on me demande si j'étais hip hop, et j'étais prêt à dire "ne me poses pas cette question à la con, je fais ce que fais". Toute cette chanson, ça n'est pas une sculpture sur glace. C'est tellement simple que je n'ai pas besoin de dire que c'est un titre rap. En même temps, même si on pense que c'est complexe, j'y mets un peu d'humour sur le fait de ne pas être complexe.

Penses-tu que les Américains prêtent encore attention aux paroles ?

J'imagine qu'on a des foules hip hop qui comprennent les paroles moins que les gens ici vont ressentir mon énergie. Même quand tu nous entends live, la seule façon d'apprécier notre musique est de l'avoir déjà entendue. C'est comme ça que tu retires le plus de choses de nos concerts, puisque qu'on rappe vite et tout ça. Et des fois, les gens se foutent d'écouter de la putain de poésie dans un club. Ils ne sont tout simplement pas dans cet esprit. S'ils boivent, ils ne vont pas devenir tous sentimentaux.

A présent que tu deviens plus connus, feras-tu plus de concerts et moins de disques ?

Oui, je ne pense pas que nous soyons assez bons. On travaille encore à améliorer nos performances scéniques. Le concert de cLOUDDEAD sera l'animal qu'il nous faut, en matière de visuel et tout ça.