Il a fallu dix ans pour que la scène canadienne se fasse un nom, au départ avec les très bons Dream Warriors et Rascalz, puis ensuite avec une nouvelle vague symbolisé par les Swollen Members et leur label Battle Axe. Dix ans pour montrer que la partie émergée du rap canadien était capable de faire aussi bien que son homologue américain. Finalement dix ans à attendre de vrais artistes novateurs pour se débarrasser du conservatisme et/ou du pompage qu'imposent les projecteurs des médias locaux. En y regardant bien, la plupart des scènes locales possèdent ces symptômes. Ces dernières jouissent d'une grande quantité de groupes qui n'ont pas vraiment d'envergure internationale, et gardent insidieusement en leur sein des forcenés qui n'ont qu'une idée en tête, faire différent. Sans pour autant arriver à une qualité exemplaire, ces "forcenés" s'efforcent d'ouvrir de voies nouvelles.

Prenons l'exemple de ces deux spécimens de la scène Toronto, Savilion et Thought? Bug, et observons le contexte : Toronto regorge de groupes peu originaux se contentant de ressortir des schémas musicaux usés et archi-usés (exemple : Choclair, Grassroots, Kardinal Offishal, Saukrates et j'en passe). Faisant peu de cas de l'existence de la scène de Toronto, Savilion et Thought? Bug (ainsi que leur groupe Creature Box) développent un son peu commun vis-à-vis de leurs voisins de palier. "Versatile" serait le premier mot qui viendrait à l'esprit lorsqu'on écoute les divers réalisations de Creature Box (que ce soit en groupe ou en solo). On aurait pu citer du Company Flow ou du Anti-Pop Consortium comme albums de chevet mais non, s'encombrer de groupes/labels aux sons très typés revient à fabriquer du sous-produit, déjà-vu, moins bon que l'original, etc…

"Versatile"… puis "personnel" conviendrait plus à la description qu'on peut se faire du duo. Pourtant, les thèmes abordés comme la conscience de soi, la science-fiction, notre place dans la société, les délires futuristes ont été plusieurs fois ressassés avant leur avènement discographique. Mais leur son ratisse large dans la plupart des genres, des samples de cordes en tout genre (guitare acoustique, violons) en passant par des ambiances électroniques, des rythmes drum'n'bass. Et… ça sonne frais. Mieux, c'est l'excitation de la découverte d'un groupe obscur qui mérite beaucoup plus d'attention.

En détail, Savilion (qui produit la majeure partie des morceaux griffés Creature Box) réalise une très bonne bande-son, propre, accrocheuse voire un peu facile par moments. Ne chipotons pas sur divers faux-pas (minimes) des productions de Savilion, aucun des albums labellisés Creature Box ne démérite et tous se démarquent aisément l'un de l'autre. Chacun possède son charme, ses petites particularités et casse le rythme instauré par le précédent.

La force de Sound Puzzles, le solo de Savilion, est dans son homogéméité. Cet album porte bien son titre puisque c'est une suite de collages de samples ennivrants, oniriques que parcourt le flow posé et affûté de Savilion. L'album de Thought? Bug, Enter Society se démarque très nettement de Sound Puzzles. Il est plus hétérogène, plus facile d'accès, plus… mieux ! La "faute" à l'hôte de l'album, c'est-à-dire Thought? Bug. Ce jeune homme très inquiétant impressionne par son débit véloce à la précision chirurgale et à ses textes… en détails quasi-incompréhensibles. Il définit lui-même ses paroles comme "guidées par son environnement et par les faits et gestes des gens à travers la société" (dixit la pochette). Le très "lucide" Thought? Bug apparaît comme un personnage atypique et immanquable du hip-hop canadien, à ranger aux côtés de Buck 65, Sixtoo ou Josh Martinez.

Thought? Bug frappe encore, et de plus belle, sur Bad Sense of Smell autant au Mcing qu'à la co-production de l'album auprès de Savilion. Vivants, délirants, les morceaux se suivent et ne se ressemblent pas, et passent en revue délires vocaux et prouesses verbales. On a droit à un concentré de ce que le duo est capable de faire à tel point que la combinaison entre Savilion et Thought? Bug (voix et beats confondus) fonctionne parfaitement. The Frantic Hunt For Shade, l'album de Creature Box (Savilion, Thought Bug, Shazbot et Toad-1) change du tout au tout. Plus âpre, plus rugueux, plus rentre-dedans, une fois de plus Savilion et Thought? Bug s'adaptent d'une façon déconcertante quelque soit la "couleur" du morceau, Toad-1 et Shazbot ne se démontent pas face aux deux autres membres et sont capables de fournir des couplets au moins aussi tordus. Une fois de plus, l'impulsion de Thought? Bug à la co-production de deux morceaux en font les meilleurs de l'album. Il manque hélas un petit quelque chose (certainement au niveau des productions) pour atteindre l'éclat de Bad Sense of Smell.

Quatre albums complets qui ne suscitaient aucune attente et qui finalement méritent d'être découverts. Creature Box est l'archétype même du groupe qui tient à faire sa petite révolution musicale dans son coin et dans l'indifférence totale des médias locaux et internationaux (presses et webzines confondus). Pourtant à Toronto, s'agite une des plus vieilles scènes du Canada et les médias "en son honneur" ne sont pas ce qui manque. Mais ces derniers se pavanent et se félicitent de groupes fétiches qui sont avant tout les parfaits doublons de leurs homologues américains.

Résumons, il existe deux espèces dans le hip-hop (et même dans la musique en général, mais restons dans le cadre du hip-hop) : ceux qui innovent et ceux qui suivent. Ceux qui suivent ne cherchent pas à être tellement différents de ceux qui innovent, mais ces petites différences semblent les affoler, à tel point qu'ils sont en quête de la "perfection", grosso modo d'approcher de ce qu'a déjà fait leur(s) unique(s) inspirateur(s).

Mais ne discutons plus, music please !