A près de trente ans d'âge, riche d'une histoire déjà fournie, jamais le rap n'a été si vivant, si effervescent, si excitant qu'aujourd'hui. Les labels indépendants américains ne cessent de faire des petits, au point que la scène hip-hop devient de plus en plus éclatée, parcellisée, chapellisée. Il n'est plus rare aujourd'hui de découvrir des bombes en provenance de régions aussi improbables que les Etats des MidWest. Il est de plus en plus illusoire de vouloir tout observer, tout retenir, tout découvrir, tant chaque région, chaque ville recèle d'artistes solides. Et le modèle essaime à travers le monde, donnant lieu à des merveilles en provenance du Canada, du Japon, de Grande Bretagne, de Scandinavie, etc…
Et la France dans tout ça ? Rien. La France est sourde. La France est morte. La France ne bouge pas. Elle poursuit son aventure rap en solo, en vase clos, sans se soucier de ce qu'il se passe autour d'elle. Il existe même des sommités hip-hop d'ici pour déclarer que plus rien n'existe ailleurs qu'en France, que le rap US est mort et a passé le relais. Notre pays n'est-il pas "le second pays du hip hop", selon le fameux cliché, paravent écœurant d'une bonne conscience pratique et pitoyable qui confond chiffres de vente et vivacité culturelle ? Et qui de plus se trompe lourdement, des pays comme l'Allemagne et le Japon contestant cette fameuse seconde place à la France depuis belle lurette.
Le rappeur français Buzz Eastwood compare la scène hip-hop française aux gens du film L'Âge de Cristal isolés dans leur bulle et convaincus que toute vie s'achève fatalement à 30 ans. Le rap français c'est ça. Une addition effrayante d'ignorance crasse et de croyances erronées sur ce qu'est le hip-hop, sur sa définition et sur ce qu'il recouvre, du genre, "le R&B appartient au hip hop". Les rappeurs français et leurs adeptes, c'est des fans de Rondo Veneziano qui croiraient dur comme fer être des adeptes de musique classique, et ne laisseraient personne leur prouver le contraire, au nom d'un purisme feint et grotesque.
Certes, le rappeur français moyen va s'élever avec colère et raison contre la dangereuse et paresseuse assimilation rap = cités = délinquance = immigration qu'affectionnent des franchouillards encore plus idiots que lui. Mais c'est aussitôt pour reprendre des clichés identiques dans ses morceaux. La presse d'extrême droite n'a pas à chercher loin pour alimenter sa propagande et la paranoïa de ses lecteurs. Des rappeurs d'origine aisée vont même s'inventer une vie de misère pour devenir légitimes.
Un album de hip-hop français, ça suit un cahier des charges précis. C'est, à coup sûr : un morceau engagé et coléreux à deux balles contre ces vilains qui nous laissent pourrir ; un morceau misérabiliste du genre "je pleure mes frères, nos mères sont malheureuses" ; un morceau moralisateur ; un morceau contre les wacks ; un morceau rap yéyé pour faire danser ta sœur, etc… Avec les nouveaux passages obligés qui pointent leur nez : le morceau rap bizarre parce qu'on a vaguement entendu dire que l'heure était à l'expérimentation, et le morceau rap rigolo, parce qu'il faut se relâcher de nos jours.
Le rappeur moyen a aussi pris le pli de dauber sur Skyrock et de s'apitoyer sur le "Ces Soirées Là" de Yannick le fan de Cloclo, bluette préférée des Français en cette année 2000. Ces puristes des bacs à sable sont même légion. Comme si cela avait la moindre importance. Comme si on avait déjà vu une grande radio passer des trucs français potables en continu. Comme s'il y avait déjà eu par le passé un tube de l'été qui soit autre chose qu'une ritournelle de camping. Et comme si une radio comme Générations 88.2 valait beaucoup mieux que Skyrock. Le ton des deux radios n'est certes pas le même, mais le formatage est identique. C'est même pire sur Générations : les artistes qui y passent se formatent seuls, avant même de suivre les préconisations de leurs maisons de disque, encore guidés par des illusions qui les dispensent d'une véritable culture hip-hop.
Car ils n'en ont pas. Le rap français, c'est ni la "new school", ni la "old school" : c'est la "I should go to school". Imaginerait-on un fan de jazz qui n'a jamais écouté Coltrane, un fan de soul qui n'a aucun disque de Marvin Gaye, un fan de pop pour qui les Beatles ne sont qu'un nom ? Evidemment pas. Mais ça ne choque pas le rappeur français normal si quelqu'un se prétend fan sans avoir jamais écouté le moindre titre d'A Tribe Called Quest ou du Wu-Tang. Ceux qui écoutent le Wu n'aimaient d'ailleurs pas ça à l'origine, pour qui se souvient : trop expérimental, trop pourri disaient-ils. Les mêmes se foutaient de Rawkus comme d'une guigne quelques années plus tôt. Et maintenant que le label ne sort plus que des disques infâmes, ils en arborent tous fièrement le logo, sûrs de citer le fin du fin.
Et aujourd'hui encore, c'est la même histoire. Qu'ils écoutent du hip hop indépendant US et aussitôt, "c'est pas du hip hop, c'est du rock, c'est de la techno". Et hop, c'est emballé, plus la peine de s'en faire. Passe encore que tous n'apprécient pas Anti-Pop Consortium, mais certains vont sortir les mêmes arguments sur Deltron 3030 ! Pendant ce temps, le R&B a évidemment droit à l'étiquette hip hop. Ben voyons… Et c'est effectivement les fans de rock et de techno qui s'emparent des quelques sorties intéressantes qui parviennent jusqu'à nous, qu'ils considèrent comme les anomalies heureuses d'un genre qu'ils exècrent, la faute à l'image déplorable du hip-hop qu'ils ont devant les yeux, la faute au rap français et aux artistes jiggy qui sont les seuls importés en masse des US. Du coup, les quelques disques intéressants disponibles en France se retrouvent pour moitié dans des bacs techno. Jusqu'au I Need Drugs de Necro… Messieurs des Virgin (et autres FNAC ou Gibert), Il faudra nous expliquer un jour ce que Necro a de techno parce que là…
Le rappeur français n'est pas à court d'argument pour évacuer d'un revers de main tout ce qui va à l'encontre de son idée caricaturale du hip-hop. "C'est bizarre", dira-t-il. "Et c'est pas parce que c'est bizarre que c'est bien". Oui, sûr. Mais c'est pas non plus parce que c'est bizarre que ça n'est pas bien. Et finalement, ne sont bizarres que les disques auxquels on n'est pas habitués. Le rappeur français, lui, malheureusement, est pétri d'habitudes. C'est pratique les habitudes, c'est confortable, ça dispense de réfléchir, il n'y a qu'à se laisser porter. Et ne surtout pas faire l'effort d'écouter des disques qui ne s'apprécient pas forcément dès la première écoute. Puisque de toutes façons, "c'est pas du rap, ça".
Ah bien sûr. Il existe quelques artistes qui se démarquent de cette pourriture abjecte de rap français, l'Armée des 12 Singes en tête. Mais combien sont-ils en dehors de ce petit cercle ? Suffiront-ils à créer une véritable communauté hip hop en France ? Rien n'est moins sûr… S'ils arrivent finalement à s'imposer en France et à l'étranger, la suite est toute tracée. Les rappeurs français habituels ne feront que suivre, imiter, et s'improviser sous-La Caution ou sous-TTC, sans même être certains d'apprécier leurs modèles. Quoi de plus normal. Le hip-hop en France, c'est tout sauf une histoire de musique.
J'ai lu cet article en 2001 sur Hiphopsection, toi comme les autres me faisaient alors découvrir la diversité dont le rap pouvait être constitué... et m'ont ouvert à un nombre incalculable d'autres courants musicaux.
11 ans après, alors que le hip-hop n'a jamais été aussi vaste, aussi éclectique, ton article n'a pris aucune ride... et reste malheureusement toujours d'actualité...
Certains pourront donc enfin y voir l'objectivité qui le constituait là où ils pestaient certainement à l'époque contre "une tendance éphémère qui n'est en rien du rap"...
"Tristes" félicitations...
@ArK : Je ne sais pas si le diagnostic vaut toujours, je n'en suis pas si sûr. Je trouve quand même que les choses ont changé, en bien. Le public rap français a mûri, vieilli. Je le vois écouter plus facilement autre chose, du rock, de l'électro, de manière plus généralisée. Etre moins nerveux, moins à vif, moins bourré de certitudes. Il faut dire qu'à l'époque, la moyenne d'âge du fan de rap, c'était genre 17 ans...
Après, je ne parle peut-être que du public rap que je connais. Chez les fans de rap français de base, ça n'a peut-être pas changé.
Quant à la production rap locale, elle s'est diversifiée, elle s'est étoffée, même si je peine toujours à y trouver mon bonheur.