Puis j’ai produit le disque de Can Ox, et enfin j’arrive avec Fantastic Damage et c’est à nouveau un son différent, quelque chose que j’ai spécifiquement conçu pour être comlètement différent de ce que j’avais fait avant. C’est vraiment "Moi, 1° partie". C’est plus comme une extension de Funcrusher +, mais projeté sept ans dans le futur. Et je suis sûr que certains réagiront en disant "Ce n’est pas du Can Ox ! Pourquoi ce changement ?" Honnêtement je me suis habitué à ce genre de réactions et ça ne me dérange plus. Car je pense que c’est un album qui demande du temps de la part de l’auditeur, qui est très dense…
…Oui, qui doit être digéré.
Oui, ce n’est pas un disque de fête, it’s some hardcore shit. J’y ai mis beaucoup de pensées et d’idées personnelles, et en le faisant écouter j’ai expérimenté les deux cas : certaines personnes rentrent dedans tout de suite et l’aiment beaucoup, et d’autres ne ressentent pas le truc immédiatement et ont besoin de plus de temps pour se familiariser et découvrir le disque. Mais ça ne me dérange pas, et je comprends ça. Je ne fais pas de musique pour les mass-media et je ne me suis pas mis dans une position où j’ai à m’en préoccuper. C’est la seule chose que j’ai : je dois faire de la musique et qu’elle plaise aux gens. Le reste je m’en fous. Je fais ce qui m’est naturel et je suis fier de ce disque. I think it’s some shit. Et je pense que personne n’a jamais réellement écouté quelque chose d’identique jusque là. Donc c’est compréhensible que les gens aient du mal à digérer quelque chose qui leur est complètement nouveau.
C’est une bonne réponse à ce que je vois comme un problème moderne des disques hip hop, à savoir leur longévité qui a considérablement diminué.
Oui, car les mecs font la même chose sur 4 albums et puis disparaissent ! Mais je ne ferai pas ça ! Je ne vais pas tomber comme ça. Chaque chose que je fais doit être différente de la précédente. Je m’ennuie si je ne fais pas quelque chose d’inédit pour moi. And that’s the B Boy essence. C’est ça le graffiti, c’est ça être un MC. Et ça les gens ne le comprennent plus : tu dois changer et évoluer constamment. Si je fais un graff j’essaierai de faire le truc le plus nouveau avec le style le plus nouveau, celui qui te fera vraiment passer pour un toy ! Et tu ne seras même pas censé pouvoir faire comme moi ni même comprendre ce que je fais ! Les gens ne prennent plus de risques dans le hip hop, ils essaient de refaire toujours la même chose et ne s’impliquent pas à fond dans ce qu’ils ont fait. Et alors bien sûr la longévité diminue. Car ils ne développent pas leur propre vision du truc. Tu es un individu, tu grandis. Quand tu as 27 ans tu ne peux plus mener ta vie avec les mêmes repères que quand tu avais 20 ans, ou alors tu ne fonctionnes plus correctement, tu n’évolues plus, tu meurs. Tu dois changer, évoluer afin de t’adapter à ton environnement. Et c’est aussi ce que tu dois faire en tant que musicien et en tant qu’artiste en géneral.
Fantastic Damage est un album très personnel. Et parfois les formats hip hop ne me semblent pas être les meilleurs pour développer des sujets si personnels. Etait-ce donc difficile d’exprimer des choses aussi intimes au travers de ce disque ?
C’était ce que j’avais besoin de faire artistiquement. C’était dans mon évolution naturelle, quelque chose qui grandissait en moi. Je voulais faire un album plus humain. Plus humain que Funcrusher + par exemple. Funcrusher + était mortel mais on racontait surtout des conneries. Hip Hop, B Boy shit… "Last Good Sleep" fut le seul morceau de cet album où j’ai vraiment investi de mon âme cette forme artistique qui était la mienne, pour dire : "Ca, c’est moi, c’est à ça que je ressemble" et pour m’exposer. Et ça m’a plu. En travaillant sur Fantastic Damage, je me demandais : "Je fais mon premier album solo, et les gens écoutent ce que je fais depuis pas mal de temps, ils s’attendent à quelque chose, croient connaître ce que je fais…". Mais qu’est-ce que ça signifie pour moi de faire cet album solo ?
Je n’allais pas recréer Company Flow, car c’était l’histoire de 3 personnes, c’était une certaine époque, une certaine vibe. J’ai simplement pris l’opportunité de prendre la parole. Et c’était quelque chose que je n’avais pas vraiment fait jusque là en tant qu’artiste. Et je pense qu’on ne peut pas se dire artiste tant qu’on n’a pas mis son âme dans quelque chose. Et j’avais là l’opportunité de le faire.
Et depuis Funcrusher + j’ai grandi, je suis devenu une adulte. Et c’était important pour moi de résoudre certaines choses au travers de ma musique, d’exorciser certains démons, certaines choses qui ont fait de moi ce que je suis. Et cette forme artistique dont je dispose est ma thérapie, mon moyen d’expression. La chose la plus forte que je puisse faire pour l’auditeur était d’être complètement honnête, de le laisser vraiment accéder à qui je suis. Now it’s me talking shit. C’est pour cela que j’ai fait ça.
Il y a une rime dans 'Tuned Mass Damper' : "Mother fucker did I sound abstract ?". A qui est-elle destinée ?
Ca devient frustrant car à chaque fois qu’on écoute mes lyrics les gens sont là : "Ouh… revoilà M. Abstract et ses textes spacey !!". Mais de quoi parlent ils ?? Je ne parle pas de l’espace dans mes textes !! Et de toutes façons ils n’écoutent même pas mes lyrics !! Comme si tout ce que je disais était abstract, comme si il n’y avait pas de sens dans ce que j’écris…
Est-ce ainsi que Def Jux est perçu aux US ?
Non non, pas du tout. Certaines personnes ont toujours dit ça à mon propos, mais ils l’ont aussi dit à propos d’autres artistes, tout simplement parce qu’ils ne prennent pas le temps d’écouter les textes. Donc voilà, c’était une façon de clarifier une ultime fois ce point. Il ne s’agit pas de passer pour abstract, j’utilise les mots avec style, car comme je disais c’est cela être B Boy : c’est une question de style. Et le jeu avec les mots est une des composantes du hip hop. Mais certains sont parfois égarés parce que je joue avec les structures et avec les mots, donc ils en concluent qu’il n’y a là rien d’autre que de la forme et pas de sens.
Parlons de Murs, maintenant signé chez Def Jux. Quels sont vos liens avec la scène West Coast indépendante et en particulier avec les Living Legends ?
Ces gens font partie de la famille. Notre West Coast family en quelque sorte. Quand Co Flow, qui incarnait alors la scène indé sur la Côte Est, est allé sur la Côte Ouest nous avons rencontrés tous ces gens et avons vu qu’ils faisaient la même chose que nous à l’ouest. Donc les liens se sont créés naturellement. Murs et moi en particulier sonmmes très proches. On se connaît depuis 96 à peu près… Donc le respect est mutuel et c’est un peu comme une extension de notre propre famille. Mais de toutes façons partout où l’on va on a de la "famille" : où que ce soit il y a quelqu’un qui holds it down pour le hip hop, pour ce qu’on appelle la "scène underground", plus généralement pour l’esprit b-boy.
Produiras-tu tout son album ?
Non non. Je ferai certains sons, mais je ne veux pas produire tout ce qui sort chez Def Jux, je ne suis pas aussi arrogant (rires) ! "Ok tu es chez Def Jux maintenant ! Alors tiens voilà un peu de El P sound !!" (rires). Je ferai certains sons c’est sûr, mais il y aura des sons de Madlib, de Shock G également…
Ah oui Shock G ? Il est de retour !
Oui et ça va être du très bon.
L’artwork semble être très important sur chaque sortie de Def Jux. Peux-tu nous en dire plus et nous dire aussi quelques mots sur Dan Ezra Lang ?
Comme tu l’as dit, ce qui compte beucoup à mes yeux c’est l’esthétique. Même le Funcrusher vinyl était déjà spécial : je voulais qu’il soit bleu, qu’il y ait le gobelin sur le macaron… Sur chaque truc qu’on sort je m’investis toujours beaucoup dans la forme, l’esthétique qui va lui être donnée. Et les personnes avec qui on a fait les plus belles choses sont celles qui peuvent bosser avec moi, prendre mes idées et les améliorer, leur donner vie. Et c’est ce que fait Dan Ezra Lang avec nous. C’est un artiste et un graphiste très talentueux. De toutes façons je ne peux pas sortir un truc qui soit moche, c’est impossible (rires) ! On bosse bien ensemble, et il y a déjà certaines choses qu’on a mises en place : comme le macaron sur les vinyls en forme de pilule, the Def Jux pill. Et toutes les combinaisons de couleurs possibles : c’est si drôle de jouer avec ça ! A mes yeux c’est important d’impliquer les fans là-dedans : si tu es un collectionneur de vinyls…
…ça te donne envie de les collectionner tous.
Oui c’est ça, et ça rend chaque disque spécial. Et vu la gueule du marché du vinyl c’est une façon de récompenser chaque acheteur de vinyl, c’est un plus. On s’attache à rendre unique chaque chose qu’on sort sur vinyl.
Aimes-tu écouter ta propre musique ?
Ca dépend de mon humeur du moment. Mais disons que je ne suis pas très intéressé par moi-même.
Ce n’est pas tout à fait la même chose, mais bon… ok.
Non mais je ne reste pas là à me contempler, à m’admirer. Je n’ai pas cet ego-là. Je suis plus intéressé par les autres que par moi-même. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que quand je fais ma musique je l’écoute des milliers de fois. Mais une fois que c’est posé sur disque je ne peux plus supporter de l’écouter. Mais oui, j’aime écouter ma musique dans la mesure où j’adore le processus de création d’un morceau, j’aime être un MC, j’aime être producteur et j’aime quand les 2 se mélangent. Mais je n’écoute pas mon son dans ma voiture c’est certain ! "Ok allons faire des courses, tiens écoutons donc mon album ! (rires)". Et les gens de cette sorte me gonflent. Donc oui j’aime écouter ma musique, mais une fois qu’elle est rendue publique je passe à autre chose.
Ta façon de traiter les samples et de concevoir tes morceaux n’est pas très typique de la façon qu’ont les producteurs hip hop de travailler et fait plus penser à… certains producteurs de musique électronique… mais je suppose qu’on t’a déjà dit ça…
Oh oui tous les jours …depuis deux semaines (rires) ! Mais c’est bon vas-y.
J’imagine… désolé de remettre ça ! Disons que c’est surprenant de voir ta façon de mélanger des ingrédients typiquement hip hop avec d’autres éléments qui lui sont étrangers.
Disons que je n’ai aucune influence venant de la musique électronique. Je n’en écoute pas et je n’y connais pas grand chose. J’ai écouté des choses que j’estime, mais je ne suis pas un connaisseur, et je ne suis pas investi dans cette scène. Oui, c’est sûr, je ne suis pas un producteur hip hop classique et franchement le rap classique me gonfle. Mais tout ça est une évolution qui m‘est naturelle, j’ai toujours fonctionné ainsi. Tant que le beat hip hop est là, je conçois le reste très librement. J’essaie avant tout d’insuffler de l’émotion dans ma musique. Donc non il n’y pas de connections directes entre la musique électronique et ce que je fais, mais ça ne me surprend pas que l’on trouve des parallèles, des influences communes aux producteurs de musique électronique et à moi. Nous nous souvenons tous d’Afrika Bambaataa et ça c’était de la musique électronique, mais c’était du hip hop aussi. Personne ne disait à l’époque que ça sonnait comme de la Dance ! Non c’est Afrika Bambaataa, donc c’est du hip hop. Et pour moi c’est un peu la même chose : pas de problème, tu peux dire que mon son te fait penser à ceci ou cela, mais de mon point de vue c’est du hip hop, car ce que je fais c’est bien du hip hop. C’est ce que j’ai toujours fait, j’ai grandi à New York dans les 80’s, mes influences sont les mêmes classiques hip hop que pas mal d’autres. Et en plus je rappe.
Que penses-tu du public européen ? Les sorties Def Jux sont elles reçues différemment ici ?
J’ai l’impression que l’accueil est bon. L’accueil était déjà bon avec Co Flow et c’était super. Le truc c’est que vous, les Européens, vous êtes conçus différemment. En France ça semble assez particulier : d’un côté le rap mainstream pourri et de l’autre la scène underground qui tue. C’est un peu comme ça aux US aussi, remarque. Mais ici, et en Angleterre aussi, la scène mainstream n’est pas que basée sur l’argent et les ventes, mais sur ce que les gens aiment et écoutent. Ca c’est unique et complètement différent de ce qui se passe aux US où tout se résume à l’argent. Donc j’ai toujours apprécié le fait qu’on puisse plus facilement être joué en radio en Europe et qu’on nous donne ainsi une chance. Je pense que l’Europe est plus sensible à l’art que les US. L’Amérique moyenne n’est vraiment pas l’environnement le plus riche culturellement, c’est certain… C’est même le trou noir de la culture (rires) ! New York est différent et très riche culturellement certes, mais une fois sorti des grosses villes c’est l’enfer… Et je suppose que c’est un peu pareil ici. En Europe nous avons donc toujours eu la possibilité de venir faire nos trucs, faire des concerts, nous amuser, rencontrer le public. C’est vraiment mortel.
As-tu des connections avec la scène hip hop française ?
J’ai rencontré des gens c’est vrai, mais le truc bizarre c’est que nous les Américains nous n’importons rien. On importe même pas de hip hop anglais, ce qui est ridicule car on parle la même langue et il y a des trucs anglais très bons qui sortent… C’est d’ailleurs assez embarrassant : tu voyages dans le monde, tu rencontres pleins de gens ouverts et accueillants qui connaissent tes textes sans même parler ta langue ! Et on te demande si tu connais pas tel groupe qui cartonne ici et tu es obligé de dire : "Heu….qui ? Non…" (rires). C’est le résultat typique de l’isolement de la culture américaine. Je regrette de ne pas parler la langue, mais j’apprécie et respecte ce qui se crée ici.
As-tu le projet de ressortir un autre album instru ?
Oui je pense que je le ferai un jour. Ce serait intéressant. J’ai ce projet sur lequel je bosse actuellement avec Automator. Mais je pense que j’en referai un tout seul, oui.
Car Little Johnny… était bien intitulé "Breaks End Instrumentuls Vol. 1"….
Oui c’est vrai. Mais je pense que je referai d’abord un autre album solo avant cela. Je veux refaire un solo d’ici un an à peu près. Ca m’a pris tant de temps entre les disques que j’ai sorti, je ne veux plus que ça se reproduise et compte donc ressortir quelque chose de nouveau assez rapidement.
Tu as dédicacé "Tuned Mass Damper", ainsi que Little Johnny from the Hospitul à Matt Doo. Désolé si je passe pour un européen ignorant, mais qui était-il exactement ?
Matt Doo est celui qui a fait la cover de Funcrusher +, la cover d’Extinction Agenda de Organized Konfusion. Un type brillant et doué qui est mort. Il s’est fait tirer dessus.
Enfin : quel est ton super héros préféré ?
Ah… c’est une bonne question… Je dirais qu’en ce moment j’aime bien Electra. Simplement parce qu’elle a un joli petit cul, et j’aimerais bien la baiser.