Ah l’automne! Tant de choses changent autour de nous… Les feuilles tombent des arbres, la nature se revêt de nouvelles couleurs pour le plus grand plaisir des yeux… Quel meilleur moment pour un concert hip-hop? Je vous le demande. Ainsi vînt Sage Francis, pour une visite de routine, musicien confirmé et poète en devenir, il s’est présenté dans cette salle dans le plus simple appareil : lui même. Les présentations sont faites et la soirée va être longue, ce sera Interview/Sushi pour ce soir.
Commençons par le début, peux tu nous expliquer brièvement qui tu es ?
Bonjour, je m’appelle Sage Francis.
Ce fut bref…
Ce n’est que moi…
Comment te situes tu dans le joli monde du hip-hop ?
Je me suis juste impliqué très jeune, et je suis resté impliqué depuis tout ce temps, depuis l’âge de 8 ans, j’ai écrit, enregistré, et exploré tous les aspects de ce que les gens appellent “hip-hop”, je me suis baigné dedans, je voulais faire partie de ce monde, et tout s’est passé très vite, il ne me manquait qu’un petit effort mental pour que j’apporte ma petite contribution personnelle à cet élément qui a été comme un parent adoptif pour moi ; c’est aussi simple que ça, il ne faut pas grand chose, pas besoin d’un contrat en maison de disque pour se faire une place.
Donc tu as choisi les réseaux indépendants pour publier ta musique…
Oui, en grande partie j’ai construit ma propre carrière, j’ai enregistré mes cassettes, trouvé mes producteurs… J’ai commencé à faire un peu de production, mais j’ai rencontré des gens qui produisaient beaucoup mieux que moi, comme Joey Beats, donc nous avons travaillé ensemble, et j’ai travaillé avec un groupe de musiciens, juste pour explorer toutes les avenues, et voir ce qui me plaisait le plus, et tout ça me plaisait, ce qui m’a amené où j’en suis aujourd’hui, où je n’ai pas à travailler, pas dans les horaires de bureau en tout cas.
Tu as invité de nombreux producteurs sur Personal Journals, et…
En fait, Personal Journals était un projet pour Anticon, Sole m’a offert la possibilité de nombreux sons produits le “Anticon Camp”, et un grand nombre de producteurs affiliés à Anticon ont apporté leurs contributions; je me suis dit qu’il fallait en profiter, simplement parce que tous ces styles différents peuvent donner un bon résultat, et j’ai fait de mon mieux pour les motiver et éviter qu’ils me donnent des “restes”, j’ai donc fait le tour de ces sons qu’ils m’ont apportés, choisi ceux qui allaient correspondre à la direction que j’envisageais pour mon album et ça a marché.
D’où vient cette connexion entre Sage Francis et Anticon ?
Il y a plusieurs connexions, premièrement, ils ont sorti mon album, et c’est probablement la plus importante collaboration qui sera jamais réalisée entre eux et moi, parce que c’est celle qui va rester dans les livres, c’est mon premier album à sortir dans le commerce, et Anticon sont les premiers qui aient offert leur aide à Sage Francis – Je parle à la troisième personne, parce que c’est Sage en tant qu’artiste dont il est question ici. J’ai grandi en Nouvelle Angleterre, la région d’origine de Sole, Alias, et quelques autres; nous avons donc les mêmes origines, nous sommes apparus sur la scène à la même époque, nous avons subi les même conditions… Après qu'ils se soient imposés, et que j'eusse fait de même, nous avons travaillé ensemble, d’abord en tant qu’hommes, nos travaux se reflétaient plus ou moins, et nous appréciions la compagnie des uns et des autres… Je pense que nos travaux étaient complémentaires, alors nous en avons extrait quelque chose.
Et c’est la raison pour laquelle tu en es venu à travailler plus en profondeur avec Buck 65 ?
C’est une toute autre histoire avec Buck 65, plus difficile à expliquer… nous avons travaillé ensemble il y a trois ans, nous avons enregistré ensemble, et son album Vertex m’a complètement retourné lorsque je l’ai écouté pour la première fois, je ne pouvais plus m’en passer, il est resté dans mon lecteur cassette pendant plus d’un an, et je suis un névrosé, quand je dis que je l’écoutais tous les jours, ça veut dire que soir et matin je l’avais dans les oreilles, au moins jusqu’à ce que mon autoradio tombe en rade; il m’a fait découvrir ce concept de morceaux sans refrain… c’est des trucs très simples, mais il est la première personne que j’aie entendue à le faire correctement, et il produit ses propres sons, il fait ses scratches, j’ai vraiment beaucoup d’admiration pour lui et énormément de respect ; ce n’est pas juste une connexion chez Anticon, il n’est d’ailleurs plus vraiment affilié avec eux, il y a juste un respect mutuel entre lui et moi… j’aimerais beaucoup travailler à nouveau avec lui, je pense que nos styles se complètent, et c’est vraiment un gars cool.
Est ce que tu penses que le fait que Personal Journals soit chez Anticon va donner plus d’impact à ce disque, qu’il soit plus considéré comme un album de Sage Francis sur Anticon qu’un nouvel album de Sage Francis?
Non, je pense que ça n’a pas vraiment d’importance, à part que c’est un album de Sage Francis disponible en magasin, mon premier album dans le commerce, j’ajouterais même premier “vrai” album : essentiellement des morceaux enregistrés en studio, ce que beaucoup de gens attendaient, et ma première estocade contre le monde de la musique; ça m’impose comme un véritable artiste de studio, et c’est une assurance que je reviendrai avec de nouveaux morceaux, certaines personnes me considéraient comme un phénomène de mode parce que je faisais de la musique depuis quelques années, je gagnais des battles et des concours de poésie… Tout cela m’a apporté de la reconnaissance, mais il faut passer au niveau supérieur à un moment ou à un autre, et c’est ce que Personal Journals m’a permis de faire. J’étais aussi heureux d’apporter ma pierre à l’édifice d’Anticon, parce que je pense qu’ils ont ouvert pas mal de portes pour les gens comme moi, et même si ils sont pas mal dénigrés en ce moment et depuis quelques temps, mais on ne peut pas leur retirer le fait qu’ils aient montré la voie, et rendu la musique un peu plus accessible au public.
Pourquoi attendre si longtemps avant de sortir quelque chose d’officiel ?
Je voulais juste être sûr de passer par les bonnes adresses, et ça ne m'intéressait pas vraiment de gâcher mes efforts, passer deux ans à confectionner un album qui me plait et ne pas avoir l'opportunité de l'apporter au "grand public"; j'aurais très bien pu faire cela il y a quatre ou cinq ans... Je me rappelle un jour où j'avais douze ans, et j'ai gravé ce moment dans ma mémoire, je me suis dit "j'ai assez de morceaux pour faire un album consistant"; et je suis content de ne pas l'avoir fait, parce que tu te doutes bien que je n'étais pas prêt: je ne savais pas rapper, je ne savais pas construire un morceau, et ça n'aurait pas fait un album qui vaille le coup d'être écouté... Mais au fil des années, je me suis cultivé, et j'ai cultivé ma musique, jusqu'à attendre le bon moment pour faire aboutir ce projet; je n'aime pas forcer les choses, c'est pourquoi cela me prend deux ou trois ans pour faire un album, comme en ce moment avec l'album des Non-Prophets, il me prend beaucoup de temps, mais quand ce sera fini je serai très content, tout comme je suis très content de Personal Journals, je ne regrette rien, j'en suis extrêmement satisfait... Mon premier album s'appelait Voicemail Bomb Threat, c'était en 97, et même celui-là, beaucoup de morceaux dataient de 94-95, et ils ne sont sortis que trois ans plus tard, parce que je n'avais pas de producteur jusque là, et le groupe ne faisait qu'aider; alors on a travaillé avec le groupe et le résultat ne m'a pas enthousiasmé, mais c'était ma première expérience en studio, et cela m'a donné une occasion de voir ce que ça fait d'enregistrer, et de me familiariser avec la façon dont on fait un album, et la quantité de travail requise; donc je me suis dit que ce serait le bon moment pour explorer ce coté de la musique avec lequel je n'étais pas totalement à l'aise auparavant, donc ça m'a mis dans le bain et j'ai pu commencer à nager.
Et faire des battles ça fait partie de cette mise en confiance?
Pas vraiment, c'était plutôt un moyen de promotion en fait. J'étais déjà confiant, je ne me serais jamais engagé là-dedans si je n'étais pas assez arrogant au préalable pour ce genre d'exercice. C'est assez différent aujourd'hui, parce que je vois des gens dans les battles qui n'ont pas cette confiance en eux, cette arrogance dont tu as besoin pour que tes rimes attirent l'attention de toute la salle. A ce moment la, quand tu fais ces "grosses" battles qui sont ultra carrées, avec des juges, des règles à suivre et tout le tralala, c'est vraiment un outil de promotion; je gagne, et les gens ont une raison de dire mon nom... si tu veux faire un diss par la suite, et des morceaux à mon sujet, ce n'est que plus de publicité.
Puis Internet est arrivé, pour relayer les battles et autres instruments de promo?
Oui, je n'étais pas vraiment familier avec le réseau jusque 98, et tout est parti de là… Tout ce dont j'avais besoin, c'était d'avoir accès au public, et c'est ce qu'Internet m'a vraiment apporté: un panneau publicitaire gigantesque; en plus j'ai pu vendre ma musique à des gens à travers le monde, ou tout du moins la faire écouter, même si ils ne l'achetaient pas forcément. J'attribue une grosse part de mon succès actuel à Napster; avant Personal Journals j'allais déjà en Suède, en Islande et aux quatre coins de l'Europe, parce que des gens ont téléchargé mon son! Pas parce que mes disques étaient en vente dans leurs magasins ou quoique ce soit... La musique était assez parlante d'elle même, et j'en ai vraiment bénéficié, donc ces maisons de disques qui font tout un sandale de la musique sur Internet me font plutôt rire, parce que cela avantage les artistes indépendants, et les seules personnes lésées sont les marionnettes à deux balles des labels qu'on essaye de nous imposer. Grâce à Internet, concrètement, on les emmerde; bien sûr il y a des désavantages, mais c'est bien trop facile de cracher dessus, je préfère en voir les bons côtés.
Sur ton forum, tu communiques directement avec tes auditeurs, ainsi qu'avec la messagerie instantanée...
C'est tout ce dont j'ai besoin, avec tous les trajets que je suis amené à faire, et je n'aime pas trop le téléphone... J'ai organisé la plupart de mes concerts par e-mail, et si le public y a accès, alors les promoteurs y ont accès aussi, et ils peuvent me contacter, ainsi que les distributeurs, et plein d'autres personnes encore... Je peux m'occuper de mes affaires, et c'est un confort que personne ne peut m'enlever, parce que c'est un véritable petit empire virtuel que je me suis créé avec une adresse e-mail et un site web... Je ne sais même pas construire un site web moi même, je dois mille mercis à Harold de Rhode Island qui l'a mis en place pour moi.
Est-ce que tu utilises l'Internet pour toi même découvrir les nouveaux artistes, comme les gens l'ont fait pour toi ?
Non, je ne l’utilise pas si souvent que ça…. La meilleure raison que j’ai de me connecter c’est de vérifier si j’ai reçu des e-mails, ce que je fais sans arrêt; je m’occupe aussi un peu du site, mais je ne passe pas trop de temps sur les sites des autres artistes, cela ne m’intéresse pas trop de passer tout mon temps à chercher un gars qui pourrait être super mauvais au final; J’ai la chance d’avoir pas mal d’amis qui ont de bons goûts en matière de musique, et ils me transmettent leurs informations sur les gens que je ne connais pas ; ce n’est pas trop logique en ce qui me concerne de chercher des trucs au hasard sur le net, ce qui ne veut pas dire que personne ne devrait le faire (sourire en coin).
En ce qui concerne ta musique, est-ce que tu as deux approches différentes entre le spoken word et le rap lui même ?
Ce sont deux mondes très différents, même si les deux sont compétitifs, l’un est écrit et plus littéraire, l’autre est plus basé sur la comédie et l’improvisation. Je dévoue la même énergie, et j’ai la même approche pour les deux disciplines, je suis juste dans un esprit différent, et cela m’a fait du bien, je tire beaucoup plus du slam, même si la finalité est aussi stupide, tu sais, avoir des gens qui te notent sur ta poésie, c’est un peu n’importe quoi, mais essayer de recevoir des compliments en se moquant de la sexualité du gars en face, c’est vraiment de la connerie… Donc j’arrive dans ces compétitions, je ne m’investis pas trop dedans, et j’essaie de m’amuser autant que possible, j’essaie d’apporter aux gens un contenu digne de leur intérêt, pour leur donner une raison de réfléchir et peut être se remettre en question ou me remettre en question, c’est tout ce dont j’ai besoin, c’est à ça que ça se résume.
J’ai l’impression que ton idée derrière Personal Journals, c’était d’être journaliste, à mi-chemin entre le rap et le slam, entre la littérature et l’improvisation…
Tout d’abord, je me considère comme un journaliste pour différentes raisons : la première, et peut être la moins importante, est que j’ai un diplôme de journalisme à University of Rhode Island, et cela m’a accointé avec l’éthique et la manière de présenter les informations et les idées aux gens, pour ne pas faire de la propagande, ni juste recracher la dépêche telle qu’elle vient; je donne un peu de moi même dans tout ce que je donne, ma vérité n’est pas universelle, mais je pense que c’est quelque chose que les gens peuvent rattacher à leur expérience, donc toute cette idée de Personal Journals, c’est que les gens puissent écouter toutes ces chansons et se mettre à ma place, pour essayer de ressentir ce qui m’a inspiré à faire chaque morceau. Je n’ai pas donné beaucoup d’informations personnelles, même si certains l’ont cru, je n’ai fait que sous-entendre les choses et les suggérer, en laissant la porte ouverte à toute interprétation, et c’est la raison pour laquelle beaucoup de gens ont pu se rattacher à mes propos, car ce n’était pas si difficile de se mettre dans la situation que je présentais. Une chanson peut avoir une certaine signification pour moi et avoir quelques subtilités pour quelqu’un d’autre, qui amènerait les gens à croire qu’ils comprennent le morceau comme je voulais qu’ils le comprennent - enfin, pas comme je voulais qu’ils le comprennent - mais de la même façon que je le perçois dans ma tête ; mais non je laisse ces portes ouvertes pour que les gens s’approprient le morceau. Je pense que le cheminement de l’auditeur pour adapter le morceau à son imagination est quelque chose de très important dans le procédé d’écriture, cela donne l’occasion aux personnes qui m’écoutent de posséder ces idées, et c’était ce à quoi Personal Journals tendait. Je n’ai jamais vraiment conçu cette idée comme à mi-chemin entre un travail littéraire et un travail improvisé, c’était juste… Je mets les choses dans des catégories, et la littérature comme l’improvisation n’ont rien à voir avec l’écriture d’un album comme Personal Journals, ce n’est que la partie visible de l’iceberg, des facettes extérieures de ma vie, dans lesquelles je me suis impliqué, et que j’utilise comme “moyens de transport”. Je ne m’investis pas dans ces jeux-là… (une courte discussion sur le journalisme quotidien s’ensuit).
Je pense vraiment que la musique est journalistique par nature, ou qu’elle en a le potentiel… tout comme l’art en général… C’est un moyen d’expression, et il y a communication, il y a un but à tout cela…
Le morceau qui m’a le plus frappé, et probablement qui a frappé le plus de monde, c’est bien sûr Makeshift Patriot, et le morceau est construit comme un reportage…
Le but de cette chanson est que les gens remettent en question leur environnement, et ce qui arrive autour d’eux; ce qui leur est présenté dans les media, car c’étaient des temps difficiles… les media étaient totalement biaisés au moment où j’ai écrit ce morceau; certaines personnes ne comprennent d’ailleurs pas ce que je veux dire, parce que je n’aboutis pas à une conclusion, je laisse planer de nombreuses questions, sans donner de réelles réponses… C’était important que je le fasse parce que les gens à l’époque croyaient qu’ils avaient tout compris, parce qu’ils ont vu une photo de Ben Laden, et ils ont vu des bâtiments s’effondrer, et ils en ont tiré leurs propres conclusions, sans prendre en compte notre histoire, notre implication dans le monde et j’entends par là l’implication des Etats Unis; c’était le premier morceau que j’aie fait dans lequel j’ai mis mes études de journalisme à profit, je les ai utilisées pour me faire le critique des media et j’étais dégoûté, j’ai vu beaucoup de règles élémentaires bafouées, dans un moment si critique, je ne pouvais pas croire tout ce que je voyais; simplement parce que les chaînes d’information sont tenues par les grandes entreprises qui vont profiter des bénéfices que le conflit pétrolier au Moyen Orient va rapporter, et c’est la raison pour laquelle on a tous eu les mêmes informations, tout ça c’est des conneries, c’est une sorte de filtre à travers lequel les américains voient le monde, et jusqu’au jour où on trouver la faille dans ce filtre, l’Amérique, qui n’accepte pas ce genre de media, qui ne supporte pas les journalistes qui ne sont pas honnêtes et les informations qui ne sont pas recoupées par différentes sources et différents points de vue… J’ai oublié ce que je voulais dire… Makeshift Patriot était une critique des media, les gens continuent à y faire allusion, et j’en suis très heureux, mais ce n’était pas vraiment mon but originel, c’était surtout un morceau fédérateur, que pour la première fois je considérais comme important de transmettre aux gens, et ils peuvent penser ce qu’ils veulent de moi, qu’ils m’aiment ou me détestent, c’était vraiment le message qui a créé la musique.
Et tu as écrit Makeshift Patriot en tant qu’Américain, en tant qu’habitant du Rhode Island, en tant qu’humain, que journaliste ?
J’ai écrit en tant qu’être humain frustré; on me mettait une situation sous les yeux, j’y ai répondu, et ma réponse était amère, et insatisfaite par les media. Il y avait aussi le mécontentement sous-jacent dans mon pays à propos de notre implication dans le monde, les gens réagissaient autour de moi, c’était vraiment de la folie pure, il n’y a pas deux poids de mesure, je n’ai pas réussi à dormir pendant trois jours, j’étais collé à mon écran de télé parce que c’était la seule source d’information, et c’était réactualisé à la minute, et tout ce qu’ils pouvaient m’apporter c’étaient des opinions, présentées comme des faits, et le morceau est axé sur de véritables citations tu sais… c’était ma façon de dire « regardez ça, c’est n’importe quoi ! » J’espère que les gens vont continuer à l’entendre, que cela agisse comme un rappel à l’ordre; on ne doit pas prendre tout ce que les reporters disent pour argent comptant, on ne doit pas croire les livres d’histoire parce que c’est la seule source d’information… Je suis allé à “Ground Zero”, j’en avais besoin, j’avais besoin d’en absorber l’atmosphère, et j’en ai tiré une meilleure compréhension de la situation; maintenant que je voyage dans des pays étrangers, j’entends les opinions des autres sur les Etats-Unis, et tout le monde a sa propre mauvaise opinion sur nous, et ils pensent que je suis la personne à qui il faut le dire… Non, ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, ça revient à prêcher un converti quand on veut m’expliquer que les américains sont horribles en relations internationales. Il y a des façons plus constructives et productives de remédier à la situation, et c’est ridicule de mettre les citoyens américains sur la ligne de touche, tout simplement parce qu’en ce qui me concerne, les américains ne sont pas satisfaits de la situation, nous n’avons pas voté pour cet imbécile à la maison blanche, les gens ici sont désœuvrés, autant que les autres à travers le monde, et ceux qui ne se sentent pas désœuvrés sont ignorants, c’est tout ce qu’il y a à dire; un jour ils se rendront compte qu’ils ne sont pas aussi libres qu’ils le croient, et ils vont arriver à la même conclusion, je pense que beaucoup de gens le savent, et essaient de trouver un moyen de changer ça, avec les moyens que nous avons… on grandit dans l’ombre des media populaires, c’est un lavage de cerveau quotidien… les films, la télévision, la radio, la musique… tant qu’on ne saura pas s’en séparer et les ranger au placard, ce sera difficile de faire comprendre aux gens que la situation est loin d’être toute rose.
Donc pour toi, le hip-hop c’est ta part d’engagement politique ...
Oui, et c’est vraiment la seule chose que j’aie faite… J’essaie d’être pro-actif, j’essaie d’apprendre et de me tenir au courant de ce qui se passe… La musique est la seule thérapie que j’aie pour moi même, et ma seule contribution au monde pour l’instant, c’est le peu que puisse apporter aux autres, et j’essaie de n’oublier personne, j’essaie de m’adresser à tout ceux qui ont les yeux ouverts et un esprit ouvert. C’est ce que m’a apporté la musique, je n’ai pas de métro-boulot-dodo, et c’est très bien; quand bien même je serais encore employé, je continuerais à faire de la musique, et j’écrirais encore comme j’écris aujourd’hui… Parce que c’est la seule façon pour moi de respirer et de dormir la nuit, je ne comprends pas comment les autres peuvent le faire.
J’ai lu que tu avais un projet de DVD, est-ce que c’est un moyen pour toi de toucher plus de gens ?
Pas vraiment, le DVD… de toutes ces années où j’ai travaillé, j’ai rassemblé des extraits vidéos de moments plutôt drôles, et des interprétations en public de certains morceaux que je trouve bonnes; les gens qui aiment ma musique apprécieraient sûrement l’aspect visuel… Je pense que c’est juste pour ajouter ce petit extra à ce que je fais… Je n’ai jamais fait de clip ou quoi que ce soit de visuel, ce sera donc quelque chose de tout nouveau pour moi, construit un peu comme la série des disques “sick of waiting…” , un mélange de trucs marrants et de trucs sérieux, juste moi… Ce n’est pas très joli, mais je pense que c’est marrant à regarder, surtout si tu aimes la musique ; cela attirera peut être une audience plus large, qui pourra voir ça et se dire “ok, ce mec là n’est pas seulement bon en studio”… Quand tu vas à un show, tu vois la musique s’animer, et je vais essayer de retranscrire ça dans le DVD, peut être, peut être pas, je ne sais pas…
Donc il semblerait que ton inspiration vienne de ta vie de tous les jours, ce que tu fais, tu vois, tu entends…
Oui, mes relations avec les gens, ce que j’ai vécu, ce que je peux en tirer… l’inspiration vient de partout, je ne peux pas dire le contraire: quand je lis un livre, ça va me mettre dans un certain état d’esprit, dans une certaine humeur, qui va m’amener à un certain concept… Je ne peux pas vraiment mettre le doigt sur ce qui m’inspire exactement, parce que cela vient de différentes sources, qui s’entrecoupent et se mélangent incessamment… Mais en fait ce sont mes interactions avec les gens, et ce que je partage avec eux, c’est de là que viennent mes idées, c’est de là que viennent mes émotions...
Alors comment en arrives tu à coucher cela sur papier, puis à l’enregistrer? Prends tu des notes partout et sur tout ?
Ah, ça peut venir de différents endroits, quelques fois il y a un concept qui me trotte sur l’esprit, et…
Arrivée du sushi, petite pause…
J’ai des milliers de rimes qui ne sont pas finies dans mes carnets, depuis des années, elles sont justes là… l’inspiration arrive à certains moments, souvent quand je conduis, ou quand je me réveille le matin; j’ai cette idée, qui parcourt mon esprit, alors je l’écris, et parfois elle ne devient pas une phrase, et une phrase ne finira pas forcément dans une chanson… ce sont juste des idées qui sont en suspens ensemble, et des fois, elles aboutissent à un morceau… d’autres fois, j’ai une idée, ou une humeur tellement forte que la chanson entière s’écrit d’elle même… Cela donne des morceaux tous différents et tu peux voir que mon écriture varie, mon style change, tu ne peux pas vraiment le classifier d’une façon ou d’un autre parce que je ne m’attache pas à une formule unique, ce sont toutes ces avenues que j’ai explorées pendant plusieurs années où j’ai écrit… et ce qui arrive au public passé par différentes étapes dans mon cerveau, et se retrouve réalisé à la fin… donc oui, il y a un certain son, j’ai une sorte de “patte” sonore à laquelle on m’attache…
Quand tu as commence avec Art Official Intelligence, vous avez gagné une certaine notoriété grâce aux concerts, et à Internet…
Oui, les shows étaient le principal… enfin, ce n’est pas vraiment vrai, Internet n’était pas encore là… AOI… nous sommes allés à la même université, et j’ai été connu d’abord par une émission radio à l’université, qui avait un bon signal d’émission et était entendue jusque dans le Connecticut, la plupart du Rhode Island et certains endroits dans le Massachusetts; donc j’étais sur les ondes tous les jours, tout du moins une fois par semaine, et je faisais l’idiot, pour que les gens m’écoutent, je voulais qu’il retiennent mon nom, puis le groupe est arrivé, et c’était la première fois que je faisais des concerts… Le hip-hop a eu une mauvaise réputation dans les clubs au milieu des années 90, à cause de cons qui cherchaient la bagarre, et les coups de feu et les victimes ne rendaient pas les propriétaires heureux… alors il ont arrêté de recevoir des groupes hip-hop… c’était la situation dans laquelle on était… mais en nous présentant comme un “groupe” ils ne nous assimilaient pas à du hip-hop, et nous acceptaient, donc on a commencé à faire des concerts, et quand ils se sont rendus compte que notre public n’était pas des gens hostiles, et que nous avions un message positif… c’était juste un bon show, et nous avions pas mal d’amis qui venaient et amenaient d’autres amis, et le public n’a cessé d’augmenter… alors on a fait des cassettes et on les vendait pour 3 dollars… on restait simples et abordables, et c’était la meilleure façon de mettre les gens au courant de notre existence… puis un membre du groupe a mis le site en place et encore aujourd’hui, le site d’AOI n’est pas un endroit que les gens viennent visiter, c’est juste ce vieil espace web abandonné, qui n’attend plus qu’on l’enterre… et au moment où notre CD est sorti, en 97, 98 peut être parce que ça nous a pris du temps de tout mettre en place… nous avions un manager à l’époque, et il avait de grandes idées pour nous, il pensait nous faire passer dans les réseaux, mais les réseaux n’étaient pas encore prêts pour ça et nous n’avions pas les moyens d’égaler les groupes bien produits, on était un peu comme les Roots, un groupe hip-hop, mais on n’était pas au même niveau, et mes paroles avaient besoin d’être améliorées… c’est arrivé un peu plus tard, mais maintenant avec le groupe… cela nécessitait trop de travail et d’efforts, et plus je voyageais, moins j’avais le temps d’être avec le groupe, parce qu’on ne pouvait pas faire se déplacer six ou sept personnes à travers le pays… donc quand j’ai commencé à gagner des battles, les gens m’ont payé les déplacements dans différentes villes, et comme j’ai dit, c’était un moyen de promotion, les organisateurs voulaient voir mon nom, et le public voulait me voir en live, et c’est parti de là, le groupe a été très important dans le lancement de ma carrière, mais je n’ai pas vraiment été capable de le garder en une pièce ; par contre en Février, je suis très impatient de partir en tournée avec un groupe du Rhode Island, ce n’est pas AOI (le Live Band Dead Poet Tour), mais c’est la première fois que je jouerai des morceaux d’AOI à travers le pays, et ce sera vraiment excellent, je suis très enthousiaste…
Un concert de Sage Francis, c’est comment? Qu’est-ce qu’on doit attendre pour ce soir ?
Eh bien… Au point où j’en suis, c’est très minimaliste… Je profite du fait de n’avoir ni groupe, ni DJ, pour vraiment me produire solo sur scène, ça me donne une occasion de faire du Spoken Word, de faire l’idiot, et de faire tout ce que je n’ai pas l’occasion de faire le reste du temps… la dynamique du show avec le groupe rendra la performance plus impressionnante, parce que les gens qui sont déjà familiers avec le show vont voir à quel point je peux me diversifier ; avec un groupe, tu peux faire tellement plus de choses c’est excitant d’une autre façon, et je ne sais pas, je suis très impatient… Donc, ce soir, il faut s’attendre à beaucoup de Spoken Word, et beaucoup de morceaux que je n’ai pas l’occasion de faire d’habitude, juste un mélange des différents trucs que j’ai sorti avec les Non-Prophets et des morceaux obscures de Personal Journals, le public semble plutôt aimer le show… Je m’en sors bien, et c’est tout ce qui importe…
Est-ce que ton but c’est de faire des shows similaires à ceux de Buck 65, où tu crées la musique en parallèle au rap ?
Oui, oui, ce serait génial… J’ai essayé ça il y a quelques années, quelques bidouillages, mais je n’arrivais pas à la cheville de Buck 65, je n’ai pas son niveau de deejay… Comme deejay, il est vraiment incroyable, il tue tout… je fais juste quelques scratches rudimentaires, et je ne pense pas que les gens qui viennent à un show veulent me voir me mélanger les pinceaux derrière les platines… ça marche comme spectacle comique, je l’ai fait avec Shalem, mon autre DJ me laisserait monter sur scène et jouer avec les platines pendant le show… c’était plus amusant qu’impressionnant et c’était comme ça que je le concevais… Quand je suis tout seul, je n’ai pas besoin de faire l’imbécile, de faire comme si c’était nécessaire que je joue ma musique sur les platines, merde, c’est pas pour ça que tu connais ma musique, tu me connais pas comme deejay mais plutôt parce qu’à un moment dans ta vie tu m’as entendu dire quelques chose que tu pensais, j’ai juste mis des beaux mots sur cette idée, et me voilà en train de raconter plus d’histoires, je veux juste les faire sortir de mon métabolisme et rendre les gens heureux, les divertir… un spectacle est sensé faire en sorte que les gens se sentent heureux, ou tout du moins ressentent quelque chose… si tu pars du concert et tu te sens tout vide, je ferais mieux de me tuer sur scène… ce que je fais presque… un peu à la GG Allin…
Est-ce que GG Allin et la scène punk t’inspirent beaucoup?
Oui… J’ai un documentaire sur lui ‘Hated’, d’ailleurs je l’ai sample sur ‘Personal Journals’, à la fin de ‘Strange Famous ’; il était tordu, il avait ses problèmes bien à lui… mais je pense pas qu’on puisse le rejeter comme un simple taré de plus, il avait une certaine cohérence sur le plan social, et pour le peu que les gens savent de lui, il apportait l’imminence et la menace sur scène… au pire il t’incitait à penser… Si quelqu’un chie sur scène, et te jette ses excréments à la figure, tu vas bouger, d’une façon ou d’un autre, et ça, ça tue… je ne suis pas à ce niveau là, mais je me fais souffrir sur scène, simplement parce que ça fait du bien… Je me tape la tête sur le micro, pas autant que lui, mais je comprends presque pourquoi il faisait ça; la scène, c’est un monde bizarre, et si tu t’en nourris comme il faut, tu vas faire des trucs bizarres, et si tu le fais correctement, les gens qui sont là vont comprendre; je ne veux rien forcer quand je suis sur scène, je veux être à la fois honnête et spécial… tu ne peux pas pousser les gens à croire que je suis “spécial”, mais le genre de réaction que je reçois me fait penser que je fais ce qu’il faut, c’est pour ça que je continue à le faire, et je me sens bien quand je le fais ; je n’aime pas voir un gars sur scène qui joue avec sa machine DAT, je ne veux pas voir des gens qui appuient sur des boutons et maltraitent leur morceaux au lieu d’avoir un deejay, mais si tu peux t’en sortir et apporter quelque chose nouveau et travailler à différent niveaux, alors… vas-y, envoie la sauce…
Est-ce que tu penses que ce que tu as dit à propos des années 90 est encore vrai aujourd’hui, que les gens hésitent encore à accueillir des concerts hip-hop?
On va probablement entrer dans une nouvelle ère de ce phénomène, je ne connais pas beaucoup d’endroits où les shows hip-hop sont interdits, mais en 96-97 c’était difficile d’avoir un spectacle hip-hop là où j’habitais, et c’est vraiment pas de chance; si De La Soul venaient, ce n’est pas le genre de show où il va y avoir des fusillades, mais les propriétaires de clubs ne savent pas faire la différence entre DMX et De La Soul… Je cite DMX parce que c’est à son show qu’un gars a été tué par balles… Aujourd’hui, je ne sais pas, c’est différent… L’underground n’arrête pas de s’agrandir, on fait plus de shows, et on montre aux propriétaires de clubs le genre de spectacle qu’on sait faire, et il n’y a pas besoin de s’inquiéter, jusqu’au moment où tu amènes Dibbs et Slug, et que tu te jettes dans la fosse pour aller lancer le pogo… En fait, je vais revenir sur ce que j’ai dit, à la fin de ma carrière, je voudrais ne plus être autorisé dans aucun club du pays, ou tout du moins un club dans chaque état, même si j’ai fait ce qu’on m’a dit… non pas que je souhaite que quelqu’un se fasse tirer dessus, mais je pense qu’il est bon de commencer à tout casser si le club est un trou du cul, collectivement parlant…
Et tu penses exporter ça dans le reste du monde?
Non… c’est différent, quand je suis en dehors des Etats Unis, je dois me comporter un peu mieux, parce que je ne veux pas aller en prison dans un pays dont je ne connais pas les lois et les rouages… Tant que la foule me respecte, je vais pas jouer les durs et arriver pour faire le fou là-bas… Mais j’y serais, et ce n’est pas rassurant… Je déteste quand les gens vont à l’étranger et se comportent comme si c’était carnaval, parce que ça ne l’est pas… Si je me sens menacé, alors je m’en occupe, et ça arrive parfois, je ne vais pas quitter des yeux le mec qui fout le bordel, jusqu’à ce qu’il se calme… Je ne sais pas ce qui va arriver dans cette tournée européenne, je vais faire de mon mieux pour communiquer avec les gens et essayer de comprendre la situation dans chaque pays, pour avoir de nouvelles et intéressantes perspectives pas seulement sur les Etats Unis, mais aussi sur leur pays et le monde en général… J’espère qu’à la fin de la tournée, je trouverai un élément… quelque chose qui combine ou relie les gens partout, parce que je pense que tout le monde, partout dans le monde fait le même combat, il y a quelque chose qu’on partage tous, et je veux le trouver, et je veux que ça nous relie tous de quelque façon…
Tu as quelque chose à dire à la France avant d’y arriver?
Seulement… Ayez de la considération, et j’en aurai aussi, soyez courtois, et je le serai aussi… Serrons-nous la main… et embrassons des filles.