Son écoute laisse présager beaucoup de choses. De fort agréables et prometteuses pour le rap de demain. Ceci n’est pas un Disque sonne-t-il la réinitialisation, là où l’avait laissé le mouvement surréaliste il y a déjà presque quarante ans, de cette quête de la pensée pure et de sa retranscription par l’écriture ? Annonce-t-il la réappropriation, rapologiquement parlant, de cette recherche sur le langage effectuée au milieu des années 20 par une véritable internationale artistique avant que la mort en 1966 de son principal théoricien, André Breton, n’entraînât inévitablement la dispersion intellectuelle de cette gigantesque fratrie ? C’est peut-être donner trop d’importance à ce disque, le premier de TTC ; il n’empêche que le groupe représenté par son meneur Teki Latex ("23 ans"), Tido Berman ("27 ans") et Cuizinier ("bientôt 59 ans") présente tout de ses turlupins ancêtres : le côté boutefeu, l’esprit de groupe, l’audace de la jeunesse et la dérision.
Quand tant de rappeurs se disant énervés plongent leur texte dans le formol pour l’expurger de toute vapeur nocive, il flotte dans les chansons de TTC un précipité pernicieux à ne pas mettre entre les oreilles peu hasardeuses. Quand tant de groupes issus de tous bords passent leur temps à fomenter querelle, eux forment un réseau de rappeurs et de musiciens qui s’assemblent sans gêne aucune pour composer de nouvelles formations, "comme les héros de la Marvel" ou "les cartes que les gosses s’échangent". Des cadavres exquis, en quelque sorte. Quand certains MCs font de la clarté leur cheval de bataille, eux enfourchent dans leurs chansons un canasson incontrôlable qui les emmène là où on ne les attend jamais : d’où leurs perpétuelles références à David Lynch et affiliés. Quand tant de rappeurs enfin adoptent des sobriquets aussi enflés que leur moue patibulaire, eux préfèrent passer pour ridicules, pour des gosses. Seule inconnue : avant de les rencontrer, on craint que chez TTC l’esprit de provocation déborde, comme chez tous ces infatués de l’underground, à l’arrogance. Rien n’est moins vrai. Ce n’est pas parce que leur parole est celle du singe qu’elle n’est pas sage (du latin sapius, raisonnable, bien sûr). Portés par la volubilité de Tekilatex, ils nous le prouvent.
Le fait que le titre de votre album fasse un clin d’œil à Ceci n’est pas une Pipe, le chef-d’œuvre de Magritte, constitue-t-il une piste fiable à la façon d’envisager votre disque, c’est-à-dire de le voir comme une œuvre surréaliste ?
Le mot "piste" est adéquat car effectivement le surréalisme est un élément présent dans notre album sans qu’il ne soit prédominant. Magritte est un peintre qui s’est questionné sur les rapports qui unissent les objets, les mots qui les désignent, leur image et l’idée que l’on s’en fait. Nous avons repris l’idée à notre compte pour extrapoler autour du mot "disque". Ceci n’est pas un Disque n’est pas un disque de rap français habituel. Il n’est pas non plus un disque comme on peut avoir l’habitude d’en entendre. Il n’est pas simplement un quelconque objet matériel mais aussi la somme de trois vies, de trois sensibilités couchées sur un support, etc. Ceci dit, notre album n’est pas totalement tributaire de cette tendance artistique : il explore bien d’autres univers.
Tout de même, ce qui ressort en premier lieu de votre disque c’est précisément cette veine surréaliste justement parce que personne par ici, sinon vous, ne la revendique.
C’est juste. Peut-être parce que le surréalisme, dans l’écriture, ouvre un horizon infini d’idées, permet de les exprimer à foison. Mais cette démarche n’a pas été, lors de la conception de l’album, forcément consciente. Elle est plus simplement le fruit de nos expériences, de ce qui a pu nous interpeller de par le passé et bien malgré nous. Mais en effet, le surréalisme, l’absurde plus largement, sont des concepts qui nous intéressent, de même que des artistes comme Magritte, on vient d’en parler, mais aussi des gens comme Dali ou, plus proches de nous, les Monthy Pythons et Kool Keith. Ces artistes, cette façon de voir, tout cela nous correspond bien. Pour résumer, je pense que nous essayons plus globalement d’aborder les choses avec un certain recul. Cette qualité est nécessaire à notre avis, elle apporte de la richesse à toute production artistique. Le recul interdit le noir et blanc, il permet la polychromie. Il prohibe les propos unilatéraux, les discours qui vont naturellement d’un point A à un point B. Il apporte les nuances qui protègent de la componction. Se prendre toujours au sérieux c’est risquer de paraître ridicule malgré soi et c’est surtout ne pas être honnête à l’égard de la nature humaine.
A l’écoute de certains morceaux, il apparaît que vous avez laissé guider votre plume par l’écriture automatique.
Un morceau comme "Nonscience" est élaboré suivant l’association d’une multitude de sensations éprouvées dans un instant donné, ce qu’on appelle effectivement l’écriture automatique. Mon couplet dans cette chanson étale dans le désordre des images de l’enfance. Tout le monde est traversé par ces "flashs" mais peu tentent de les capturer. Il suffit de se concentrer un petit peu, ne serait-ce qu’en fermant les yeux cinq minutes. Pourquoi devrions-nous forcément construire des phrases avec des COD et raconter de jolies histoires dans nos chansons ? Je trouve prétentieux les artistes qui croient pouvoir raisonner à la place des gens, leur mâcher toute réflexion.
L’insolite "Teste Ta Compréhension" est-il en ce sens un défi lancé à l’auditeur ?
Oui. Mais au-delà de cet aspect, "Teste ta compréhension" est d’abord un exercice de style, l’exploitation au maximum des lettres T, T et C, dans leur ordre préexistant. La difficulté de ce morceau était de maintenir un fil conducteur qui donne au morceau une signification indépendante, un sens qui dépasse l’exercice de style qui, de toute façon, prévaut. Certaines phrases sont simplement intéressantes parce qu’elles sont extrêmement imagées, comme "Terrine de Tourterelle en Conserve", qui est à la fois très élégant et d’une violence inouïe. "Teste et Tu finiras Crucifié avec tes Testicules Transplantées dans ton Colon" est déjà plus graphique.
Le surréalisme, c’est peut-être et avant tout l’étrangeté. C’est là qu’interviennent vos voix, celle de Teki qui rappelle Casimir, celle de Cuizinier qui évoque le Bidule du Vrai Journal.
Quand nous avons formé le groupe, nous avons voulu nous construire une vraie identité par nos voix, comme ont pu le faire Wu-Tang, les Leaders Of The New School, le Flipmode Squad et même Res-K-P. Nos voix sont autant destinées à provoquer le rire que le malaise. Nous sommes très intéressés par les mécanismes qui suscitent la peur chez les gens. Je me suis rendu compte que ce sont les marionnettes qui, personnellement, m’effraient. Quand j’étais plus jeune, l’école maternelle faisait régulièrement venir une marionnette qui nous racontait des histoires. Le fait de me demander si ces marionnettes étaient vivantes ou non m’a causé un vrai traumatisme. A ce titre, Casimir représente pour moi le glauque absolu. Tout y est terne. Le orange, le soleil, même le ciel. Cette collision contradictoire entre d’un côté le coloré et de l’autre le décoloré est propre aux années 80 et elle suscite chez nous un sentiment étrange et paradoxal de joie et d’angoisse. Pour nous, le moyen d’enrichir des sujets qui, à la base, restent très austères comme la culture hip-hop (c’est-à-dire une culture figée à quatre disciplines, très scolaire), c’est, de deux choses l’une, soit de faire prendre à ces sujets des proportions exagérées, "péplumesques", sublimées, soit de leur injecter du second degré, de l’humour, ou plutôt que de l’humour, nous préférons parler de cynisme.
C’est effectivement ce qu’on ressent à l’écoute de titres comme "Pauvres Riches" ou encore "Toi-même". Votre manière de moquer les gens aux manières empruntées, les "victimes de l’attitude" ou encore les rappeurs français, participe à donner de vous une image assez cruelle.
C’est parce qu’on connaît beaucoup de personnes qui ressentent ce besoin de s’inventer une vie pour être acceptés par le monde du rap. Mais nous aussi nous avons été, à un moment donné, ce genre de victimes. On a eu la chance de s’en rendre compte, à temps ! J’ai été aussi un adolescent rebelle qui, grâce au rap, a eu l’audace de répondre à ses parents. Moi aussi je me suis pris, en me regardant devant la glace, pour un gangster juste parce que je portais des bandanas, alors que je n’étais qu’un gamin n’ayant jamais connu d’embrouille sérieuse, ni touché à de la came. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas dire que nous soyons, dans le fond, vraiment méchants envers ceux qui ont commis et qui commettent aujourd’hui encore les mêmes erreurs. Nous sommes obligés de les excuser d’une certaine manière, c’est humain.
Votre album rassemble tout un tas de gens de l’underground, qu’ils oeuvrent à la production (DJ Vadim, M. Flash, Paraone, DJ Tacteel, DJ Fab et Nikkfurie) ou au micro (Dose One de l’Ohio, Yarah Bravo d’Albion). Dans quelle mesure vous considérez-vous comme le pendant du rap underground américain ?
Au départ, il y avait un désir chez nous de ne nous affilier à aucune chapelle, de conserver à notre corps défendant notre indépendance. Dans l’album, nous nous moquons de l’école du rap conscient, tout comme nous n’aimons pas du tout le terme de "spoken word", encore moins "slam". Nous préférons les termes "rap" ou à la rigueur "poésie scandée". Malgré cette autonomie voulue, il s’est avéré pourtant que le message de cet underground, qui est "soit toi-même", nous a plu à un certain moment. Je dis à un certain moment parce que je trouve que les dernières cuvées de l’underground sont plutôt médiocres pour la simple raison que beaucoup d’artistes ne conçoivent leur musique qu’en s’alignant sur un underground fantasmé pour ne reproduire qu’un énième clone de clone de Company Flow ou de Solesides. Nous ne sommes pas rétifs à ce qui se fait aujourd’hui dans le mainstream, au contraire, il y a d’excellentes choses. Honnêtement, il y a tout de tas de personnes fermées disant n’écouter que de l’underground et qui, paradoxalement, rejettent avec vigueur les sons trop "spé". Car quand il s’agit de faire un pas vers la musique électronique comme le fait Antipop Consortium, il n’y a plus personne. "Ah, non, là c’est trop spé, c’est pas hip-hop !". Voilà leur discours. Les plus élitistes sont souvent prisonniers de l’image pittoresque et folklorique de l’underground. Ce débat avait éventuellement lieu d’être entre 1996 et 1998, à une époque où effectivement l’underground germait, où il apportait quelque chose de neuf alors que les majors ne sortaient que de la merde.
Vous n’avez pas de préférence alors ?
Ce qui est intéressant, c’est de reconnaître beaucoup d’éléments qui étaient caractéristiques de la musique underground il y a quelques années, replacés dans la musique destinée au grand public aujourd’hui. Le dernier single de Brandy comporte des effets bizarroïdes sur la voix, hyper agressifs, un traitement de la basse, très dub, très anglo-jamaïcain - "post drum’n bass" pour employer un terme technique - qui me rappellent Roots Manuva. N’Sync a fait un carton récemment avec de la beat-box. Une nouvelle génération de producteurs directement issue de l’underground électronique ou rap est arrivée aux manettes. Les producteurs de Backstreet Boys, Britney Spears et de N’Sync sont des jeunes gens de notre âge qui travaillent dans d’énormes complexes, des studios monumentaux installés en Suède. Parallèlement à ces activités rémunératrices, ils peaufinent leurs projets underground. Le rap est aujourd’hui complètement électronisé : il faut écouter les derniers Cash Money où le délire "jiggy" est tellement poussé que l’on arrive à quelque chose qui ressemble à de la musique électronique : les charleys sont placées les unes après les autres à une vitesse incroyable. De même que Missy Elliott dont les onomatopées, les pouet pouet, bip bip, "you got to keep my jeep", trucmuche, caca boudin font que ses mots forment moins des paroles que des sons sortant d’une machine. Cette communication entre deux milieux opposés est au bout du compte bénéfique pour chacun d’eux.